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20 février 2017

Le Château de Barbe-Bleue

par Philharmonie Luxemburg

auteur: Charlotte Brouard-Tartarin

Cinquante nuances de bleu

Dresser un panorama exhaustif des figures de Barbe-Bleue dans l’art et la littérature s’apparente à un véritable défi dont notre texte ne sera pas l’objet. Cependant, certains écrits, certaines représentations ou mises en musique ont marqué leur époque et se sont imposés au fil des siècles. De Charles Perrault à Amélie Nothomb en passant par Gustave Doré et Béla Bartók, voyage à travers un mythe.

 

Au commencement n’était pas que Charles Perrault

Dans les pays francophones, l’histoire de Barbe-Bleue est passée à la postérité grâce notamment au conte écrit par Charles Perrault (1628–1703) et paru à Paris en 1697. Dans le recueil intitulé Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités et portant au dos la mention Contes de ma mère l’Oye, La Barbe-Bleue côtoie sept autres contes, Cendrillon, Le Petit Poucet ou encore La Belle au bois dormant pour n’en citer que quelques-uns. Destinés aux enfants, ils comportent pourtant plusieurs niveaux de lecture : dans le récit qui nous intéresse ici, les terreurs d’adultes sont symbolisées par la « chambre interdite », lieu du tabou, et la terrible vision des corps attachés se reflétant dans le sang caillé au sol. On oublie aussi souvent que ces contes, tout comme les Fables de La Fontaine, se terminent par une morale ; il y en a même deux pour La Barbe-Bleue. La première souligne les dangers de la curiosité tandis que la seconde ironise sur les femmes modernes qui font ce qu’elles veulent de leur époux, tout en ancrant le conte dans le « temps passé », ce qui peut être interprété comme une référence aux récits historiques qui auraient contribué à façonner le mythe.

Le mythe trouve tout d’abord son origine dans une tradition orale qui, par sa nature même, n’est pas fixée. Aux divers récits qui circulent se superposent l’histoire d’Henry VIII roi d’Angleterre, celle de Gilles de Rais ainsi que la légende bretonne de sainte Tréphine. Le premier, tyran au physique imposant, a été marié à cinq reprises ; il est tristement connu pour avoir fait exécuter deux de ses épouses. Le second est un seigneur de l’Ouest de la France, né au début du 15e siècle. Jugé et condamné pour de nombreux meurtres d’enfants, cette figure historique est celle qui se confond le plus fréquemment avec Barbe-Bleue. Toute l’iconographie qui le représente est postérieure à sa vie, aussi il est impossible de vérifier s’il était porteur d’une quelconque particularité physique. À ces deux personnages s’ajoute la légende de sainte Tréphine (ou Tryphine), cinquième épouse du sanguinaire roi Conomor qui faisait exécuter ses femmes dès qu’il apprenait qu’elles étaient enceintes. Sainte Tréphine est ressuscitée par saint Gildas ; l’histoire participe d’ailleurs davantage du culte de ce dernier que de l’établissement de la légende de Barbe-Bleue.

 

Un mythe littéraire souvent mis en musique

Bien avant d’arriver à Béla Bartók qui est l’objet du concert de ce soir, de nombreux compositeurs se sont penchés sur le conte de Perrault pour en réaliser une adaptation musicale. Par son intrigue marquante et ses personnages caractérisés, l’histoire ne pouvait que retenir l’attention, aussi bien des auteurs que du public. Le premier ouvrage significatif, celui d’André Grétry, est représenté pour la première fois à l’Opéra Comique le 2 mars 1789. Son Barbe-Bleue, (ou Raoul Barbe-Bleue), composé à la veille de la Révolution française, a été perçu à l’époque comme une critique de la toute-puissance seigneuriale et la remise en cause de l’absolutisme. En 1866, c’est au tour de Jacques Offenbach de choisir le mythe pour l’un de ses opéras-bouffes. En trio avec Henri Meilhac et Ludovic Halévy, il signe comme à son habitude une œuvre joyeuse, à l’érotisme prégnant. Le conte original disparaît bientôt au profit d’une mise à mal douce-amère de l’institution qu’est le mariage.

À la charnière entre le 19e et le 20e siècle, c’est l’écrivain belge Maurice Maeterlinck (1862–1949) qui va redonner une seconde jeunesse à la légende. Auteur du mélodrame Pelléas et Mélisande, mis en musique par Debussy, il publie sa pièce Ariane et Barbe-Bleue en 1901. Originellement destinée à devenir un livret pour Edvard Grieg, c’est finalement le compositeur français Paul Dukas (1865–1935) qui s’en empare pour en faire son unique opéra. Mêlant mythe antique et conte de fées, la curiosité y est élevée en valeur positive ; Ariane représente la liberté et l’esprit de conquête.

En revanche, le propos est résolument pessimiste chez Béla Balász, librettiste de Bartók qui avait assisté à la première de l’œuvre de Dukas à l’Opéra Comique le 10 mai 1907, louant « un livret du plus haut intérêt ». Psychanalyse et expressionnisme ont supplanté le symbolisme ; la curiosité de Judith, motivée par son amour, provoque sa perte. Ployant sous sa parure comme sous le poids de la connaissance des lourds secrets de son époux, elle rejoint les autres femmes prisonnières.

Nous n’avons évoqué ici que les exemples les plus connus du mythe de Barbe-Bleue mis en musique. Pour compléter cette liste, citons pêle-mêle la « folie-féerie en deux actes, mêlée de chants et à grand spectacle » Barbe-Bleue de Nicolas Brazier et Frédéric Dupetit-Méré, Le Château de Barbe-Bleue d’Armand Limnander et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges en 1851, le ballet pantomime Barbe-Bleue de Charles Lecocq et Richard O’Monroy, Ritter Blaubart (Le Chevalier Barbe-Bleue) d’Emil Nikolaus von Reznicek, « l’opéra cinématographique » de Maurice Jaubert pour le film d’animation Barbe-Bleue de René Bertrand en 1935, L’Ottaca moglie de Barbablù (La Huitième femme de Barbe-Bleue) de Vito Frazzi, Blaubart de Camillo Togni et enfin le conte musical Douce et Barbe Bleue, texte intégral de Charles Perrault mis en musique par Isabelle Aboulker en 2009.

Il convient de parler aussi des réécritures purement littéraires du mythe, parues notamment depuis le début du 20e siècle. Poèmes des Américaines Edna St. Vincent Millay (Bluebeard, 1917) et Sylvia Plath, nouvelles et fables d’Anatole France (Les Sept femmes de la Barbe-Bleue, 1921) à Cécile Coulon (2015) en passant par Pierrette Fleutiaux (Petit Pantalon Rouge, Barbe-Bleue et Notules, 1984), romans de Yoko Ogawa (Hotel Iris, 1996) et Amélie Nothomb (Barbe Bleue, 2009) sans oublier les pièces de théâtre de Dea Loher (Barbe bleue ou l’espoir des femmes, 2001) et Carole Fréchette (La Petite Pièce en haut de l’escalier, 2008).

Mentionnons également des auteurs comme Margaret Atwood, Angela Carter, Suniti Namjoshi, Luisa Valenzuela, Sofía Rhei et Silvina Ocampo, qui dénoncent le conditionnement autant moral que social et le traitement des femmes dans le conte, s’inscrivant dans la critique féministe de Barbe-Bleue.

 

Déclinaisons en images

Le conte, par nombre de ses détails, porte en lui un important potentiel visuel : les « meubles en broderie » et les « carrosses tout dorés », la clef tâchée de sang, « le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie », sans oublier bien sûr la barbe de couleur bleue d’après laquelle le principal protagoniste de l’histoire est nommé.

Mythème (principe fondamental d’un récit mythique selon Claude Lévi-Strauss) le plus évident, sa signification est interprétée diversement : écho mythologique, symbole d’une sexualité masculine exacerbée ou au contraire défaillante, rappel des origines indéterminées du personnage (on ne connaît pas la source de sa fortune), évocation de la pilosité du diable voire stéréotypes liés à l’étranger oriental.

Les adaptations de Barbe-Bleue dans les arts visuels, qu’elles soient fidèles au conte de Perrault ou qu’elles s’en inspirent librement, sont multiples. Les gravures sombres et virtuoses de Gustave Doré (1832–1883) en sont l’un des exemples les plus célèbres. Aux 19e et 20e siècles, plusieurs illustrateurs britanniques comme Walter Crane, Arthur Rackham, William Heath Robinson, Edmund Dulac et John Austen se sont aussi intéressés à cette histoire, tout comme le Danois Kay Nielsen, le Français Marcel Pignal et l’Irlandais Harry Clarke.

Les films qui se rapportent à Barbe-Bleue ont aussi été nombreux, depuis Georges Méliès dès les débuts du cinéma en 1901 jusqu’à Catherine Breillat en 2009 ; il existe aussi des dessins animés comme celui d’Aleksander Boubnov La Dernière femme de Barbe Bleue (Ukraine, 1996) ou de Ben Carroll Bluebeard (Grande-Bretagne, 2007). Tentons de compléter notre inventaire en mentionnant les bandes dessinées du duo Jacques Martin-Jean Pleyers (1984), de Jean-Pierre Kerloc’h et Sébastien Mourrain (2007) et de Lotte Beatrix (2011) ainsi que l’existence d’un jeu vidéo intitulé Bluebeard’s Castle.

Écartons nous enfin des arts visuels pour citer deux ballets liés à notre thématique, Barbe-Bleue de Marius Petipa (1896) et Blaubart de Pina Bausch (1977).

Symbole de la cruauté masculine et de l’assujettissement féminin, représenté sous les traits les plus effrayants, Barbe-Bleue est la figure centrale d’un conte psychanalysé, maintes fois analysé, modernisé et hybridé. Mythe malléable, en perpétuelle mutation, il est l’un des exemples les plus significatifs de l’appropriation d’un récit ancré dans la conscience collective et de sa nécessaire adaptation aux préoccupations de chaque époque. La morale initiale s’éloigne peu à peu mais la finalité reste toujours la même : marquer les esprits des lecteurs et désormais des spectateurs.