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10 novembre 2017

Quelle émotion !?

par Véronique Verdier

[…] On prend grand plaisir à un concert de répertoire, le plaisir des retrouvailles avec une pièce choisie joint à celui d’une découverte : comment tel passage délicat va-t-il être interprété ce soir ? Quel tempo les interprètes vont-ils adopter ? Un plaisir de la nuance qui s’accroît à mesure des réécoutes et des réitérations.

Il y a une plus grande imprévisibilité lorsqu’on assiste à une création. Si je connais déjà le compositeur, je dispose de quelques repères. J’ai déjà entendu certaines de ses pièces et j’attends de retrouver son style, j’attends aussi qu’il demeure fécond et étonnant sans tomber dans des facilités. Cette imprévisibilité devient radicale lorsqu’on ne connaît pas le compositeur.

Dans un concert de création, il se passe quelque chose de particulier qui suscite une attente particulière et procure une émotion particulière. Face à une création, je suis en présence de ce que personne n’a encore jamais entendu. Il s’agit d’une première audition, pour le public comme pour le compositeur qui a juste eu le privilège d’assister aux répétitions précédant l’exécution publique. Cette émotion est celle que suscite toute naissance, toute première fois, tout phénomène inaugural ou d’émergence, ou pour le dire plus simplement, toute nouveauté.

Cette expérience peut être source d’une satisfaction que seule une œuvre nouvelle procure : la joie prise aux commencements. Ce parfum de printemps qu’évoque Ernst Bloch, si évanescent, si impalpable et pourtant si présent, lorsqu’une ouverture sur l’avenir, un jamais entendu, jamais comme ça se donne à entendre.

La saisie du nouveau trouble, perturbe, déstabilise les habitudes perceptives, elle requiert une certaine curiosité. Certains ont peur de cette expérience, vivant toute nouveauté comme une agression, comme une remise en cause d’un certain confort où l’écoute n’est plus écoute attentive mais conformisme social, légère somnolence, divertissement haut de gamme. Varèse, à qui on reprochait de faire plus de bruit que de musique, écrivait :

« Lorsque l’on dit bruit pour l’opposer au son musical, il s’agit d’un refus psychologique : le refus de tout ce qui détourne du ronronnement. L’auditeur qui dit son refus affirme qu’il préfère ce qui le diminue à ce qui le stimule. » (Georges Charbonnier, Entretiens avec Edgar Varèse).

Et on peut effectivement attendre autre chose d’une écoute musicale.

Parce qu’elle démultiplie les possibilités du champ musical, toute création modifie un horizon sonore qui se trouve ébranlé, parfois de fond en comble. Cette expérience, lorsqu’elle est positive, développe le goût du nouveau qui a la saveur de l’unique, elle rend sensible à d’autres découvertes, à de nouvelles amplifications de l’univers sonore.

Dans un festival de musique contemporaine, les promesses sont riches et, pour peu qu’on s’y tienne aux aguets, certaines seront tenues.

Les installations de Robin Minard constituent une manière singulière d’investir de nouveaux territoires sonores. Face au dispositif frontal scénique, l’attention portée aux lieux, à leur investissement, voire leur détournement favorise une perception plus active et plus aventureuse, à l’image de l’écoute d’une promenade dans la nature où tous les sens sont à l’affût.

Le concert de clôture du festival se termine par les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey. Lors de sa création, l’émotion était palpable et se réverbérait en de multiples dimensions, dernière œuvre d’un compositeur décédé en pleine maturité, le thème du passage lui-même donnait une dimension prémonitoire à ce qui était pourtant un décès brutal. Émotion extra-musicale, renforcée par l’œuvre elle-même qui est étrange, rugueuse et austère, rompant avec certaines fluidités attribuées à la musique spectrale.

Si cette œuvre s’érige de façon hyperbolique en passage, le souci de jouer avec les lisières des œuvres n’était toutefois pas nouveau chez ce compositeur qui définit sa propre musique comme une musique liminale, une musique qui se tient sur le seuil. Le seuil, loin de se réduire à une marque statique, revêt au contraire un sens dynamique puisqu’il suppose au moins deux champs et invite ainsi au mouvement, précisément au mouvement du passage d’un lieu à un autre, d’un état à un autre.

Ce qui est une façon d’assurer l’émergence, chez l’auditeur, d’une dynamique affective la plus riche possible. Comme l’écrit Gérard Grisey :

« Loin de moi l’idée de monopoliser un seul type d’écoute. Entre l’auditeur qui se laisse simplement séduire par la musique et celui qui guette les structures, toutes les formes de jouissance sont possibles. Mes titres, souvent abstraits, et même pudiques, ont pour but de ne pas orienter l’auditeur vers une imagerie qui aurait fort peu de choses à voir avec la musique. Lorsque la musique a vraiment lieu, quelque chose d’irréductible se produit entre les musiciens et les auditeurs. Aucun discours ne rendra jamais compte de ces moments extatiques qui transfigurent le temps. Ce sont pourtant ces instants fugitifs qui laissent entrevoir ou plutôt entre-entendre l’essence même du phénomène musical. » (Écrits, édition établie par Guy Lelong).

L’expérience esthétique n’est ni neutre, ni anodine. On ne se retrouve pas au terme d’un concert au même point qu’auparavant, on en sort changé. D’une certaine façon, on est transformé par l’écoute musicale, plus sensible à la perception du monde sonore dans ses infinies nuances et subtilités. Des traces en subsistent et débordent dans la vie quotidienne, précisément cette émotion éprouvée en synergie avec autrui, ayant partagé ensemble l’écoute de moments musicaux parfois magiques.

Véronique Verdier a une formation philosophique et musicale. Elle garde de son expérience d’instrumen­tiste une affinité particulière pour la réflexion sur l’esthétique musicale et développe sa recherche autour du concept de création tant d’un point de vue artistique que philosophique. Dernière publication : Existence et création, L’Harmattan.