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02 October 2020

Concertos fondamentaux | Beethoven et le piano concertant

by Angèle Leroy

Le piano, l’un des principaux modes d’expression de Beethoven, lui inspira deux corpus principaux : du côté privé (car presque aucune d’entre elles ne fut interprétée en public à Vienne du vivant du compositeur – ce que l’auditeur d’aujourd’hui, habitué à les entendre sur scène, a tendance à oublier), l’immense massif des trente-deux sonates ; du côté public, les œuvres qui joignent l’instrument à clavier à l’orchestre, c’est-à-dire essentiellement les cinq concertos pour piano – le répertoire concertant de Beethoven, qui comprend également le Concerto pour violon et le Triple Concerto, marquant clairement la prééminence de l’instrument. Les temporalités de ces deux ensembles d’œuvres furent différentes cependant : alors que la préoccupation pour le piano solo accompagna le compositeur jusque dans les dernières années de sa vie, Beethoven renonça plus ou moins totalement à la musique concertante après son quarantième anniversaire. Son premier essai remonte aussi loin qu’en 1784, mais c’est essentiellement à partir de 1800 (révision du Premier Concerto) et jusqu’en 1810 (publication de la Fantaisie pour piano, chœur et orchestre et du Concerto « L’Empereur ») que le genre l’occupe en effet.

Si nulle œuvre concertante ne vient donc témoigner de la dernière manière beethovénienne, cette large décennie qui s’étend des dernières années du 18esiècle à la fin de la première décade du 19edessine cependant une trajectoire claire que Christian Wasselin résume ainsi : « D’abord, deux concertos permettant à Beethoven, qui quitte Bonn et s’installe en 1792 à Vienne […], de s’y exprimer en tant que pianiste. Deux concertos, ensuite, faisant preuve d’une plus grande audace dans la forme et provoquant l’équilibre entre le soliste et l’orchestre ; l’esprit de l’Héroïque (dans le Troisième) et de Fidelio (dans le Quatrième) y souffle à des degrés divers. Un couronnement indépassable, enfin, avec le triomphal Concerto « L’Empereur ». »

Le tout formé par ce pentaptyque constituera – ce sera également le cas d’autres genres explorés par Beethoven : symphonie, quatuor, sonate pour piano –, comme l’écrit Brigitte François-Sappey, « le socle du 19e siècle », c’est-à-dire la référence des com-positeurs romantiques (qu’ils suivent le modèle ou y dérogent) à l’heure d’écrire pour les forces conjointes du piano et de l’orchestre.

Le « problème » du concerto
Contrairement à d’autres genres dont les visées stylistiques semblent limpides et les formes solides (même s’il faut se garder des simplifications d’un regard rétrospectif), le concerto – « les » concertos, devrait-on dire – témoigne d’une histoire assez complexe, dont on observe les répercussions sur l’organisation même du matériau musical, ainsi que d’un statut médian, entre musique orchestrale et soliste. Pour les théoriciens de l’époque, le concerto classique se doit notamment de conjuguer grandeur (apanage de l’orchestre) et virtuosité (sous la forme notamment de la brillance instrumentale), tout en tissant grâce au dialogue un lien intime entre les deux protagonistes.

Sans renier le legs de ses prédécesseurs, et en particulier des fils de Bach, Mozart (qui, lui, pratique le genre tout au long de sa vie créatrice, et dont tous les concertos seront publiés en 1806) instaure le modèle du concerto dont Beethoven est l’héritier. Si certaines caractéristiques en apparaissent particulièrement stables – ainsi des trois mouvements qui, sauf exceptions (pièces en une seule coulée des romantiques ou quatre mouvements « symphoniques » d’un Brahms vers 1880, par exemple), en forment un des piliers –, d’autres seront plus facilement soumises à variation. C’est notamment le cas des rapports du soliste et de l’orchestre : entrée du soliste, mais aussi division du matériau thématique entre les protagonistes, qui varie suivant que l’on considère comme critère le plus signifiant l’énonciation des thèmes en eux-mêmes (la question de l’énonciateur devenant alors moins importante), ou l’alternance à grande échelle du soliste et de l’orchestre.

Les concertos de Beethoven apporteront à ces questions des réponses différentes suivant les œuvres, comme l’explique Stephan D. Lindeman : « Le modèle mozartien est clairement perceptible dans [chacun des sept concertos de Beethoven]. Cependant, le penchant de Beethoven pour l’expérimentation par rapport à de nombreux principes formels est également apparent. Étonnamment, les expériences les plus « radicales » avec la forme des premiers mouvements sont le fait des premiers concertos. Les pièces plus tardives révèlent un changement dans les priorités compositionnelles de Beethoven et une expérimentation restreinte aux zones qui ne menacent pas l’organisation formelle telle qu’elle est pratiquée par Mozart. Cependant, bien que l’expérimentation dans les œuvres plus tardives ne remette pas fondamentalement en question les soubassements de la forme, elle n’en est pas moins signifiante, particulièrement en ce qui concerne son influence sur le développement du genre par la suite. »

Le changement de paradigme beethovénien
L’importance esthétique des œuvres de Mozart dans le développement du concerto ne doit pas faire oublier que le genre, en tant que produit historique, met en œuvre deux figures à la fois, qui se recoupent en partie et qu’il équilibre de manière plus ou moins heureuse : celle du compositeur et celle du virtuose. Plus que d’autres genres (le quatuor à cordes, par exemple), dont la valeur musicale paraît « intrinsèque », le concerto est lié à son énonciation. Il représente le vaisseau par lequel un instrumentiste va pouvoir briller et se faire connaître de son milieu musical – et c’est la raison pour laquelle il peut se trouver en butte à un relatif mépris de la part des puristes, se désolidarisant ainsi du goût du public (un Rachmaninov en fera les frais quelques décennies durant, par exemple). La trajectoire formée par les cinq concertos pour piano de Beethoven montre une évolution dans les rapports entre la figure du virtuose et celle du compositeur, pour des raisons à la fois historiques et esthétiques.

Pour le jeune Beethoven, l’écriture de concertos constitue d’abord un moyen d’asseoir sa réputation : il utilise en quelque sorte le crédit dont il jouit en tant que pianiste (dès 1795, trois ans seulement après son installation à Vienne, il interprète sa musique concertante dans des concerts publics dirigés par Salieri ou Haydn ; quant à l’année 1796, elle sera l’occasion de deux tournées en Europe centrale) pour servir sa cause en tant que compositeur, ce qui explique la primauté temporelle de la composition et de la création de ses concertos sur sa musique symphonique. Cette « destination » première des Concertos op. 15 et op. 19 (les deux œuvres qu’il interprète, sous différentes formes, durant les années 1795‒1800) est prolongée dans les deux concertos suivants, dont Beethoven est également le créateur.

Au moins pour les trois premiers concertos, la publication n’était envisagée que dans un deuxième temps, après que les œuvres avaient suffisamment reçu d’attention de la part de leurs auditeurs (« Il est de bonne politique musicale de garder par-devers soi les meilleurs concertos pendant longtemps », écrivait-il en 1801 à l’éditeur Breitkopf und Härtel), et la partie de piano, contrairement aux parties d’orchestre, n’atteignait un stade stable qu’à ce moment-là. La deuxième moitié des années 1800 marque un basculement à ce sujet. L’explication la plus immédiate en est la surdité de Beethoven, dont la progression commence de le handicaper sérieusement. Le Quatrième Concerto est le dernier dont il tient la partie de soliste lors de la première, en 1808 au Theater an der Wien ; « L’Empereur » est créé par son dédicataire, l’archiduc Rodolphe d’Autriche, en novembre 1811 au Gewandhaus de Leipzig, le compositeur ayant alors définitivement renoncé à la scène. Entre-temps, en 1809, il a pris la peine de noter des cadences pour tous ses concertos précédents (possiblement à l’usage de Rodolphe d’Autriche, également destinataire du Concerto N° 4), l’Opus 73 les intégrant quant à lui directement dans la partition, tous gestes qui témoignent d’une volonté de contrôle du créateur sur sa création (la plupart des compositeurs après 1810 élimineront également les cadences improvisées).

Ce changement de conception dans la vision de l’œuvre ne peut être ramené entièrement à la question de la surdité. Il témoigne également de l’achèvement d’un déplacement de perspective dans le rapport beethovénien à la création et d’une affirmation sans équivoque de la figure de l’artiste. « Alors que Beethoven s’installe dans les années fastes de sa période médiane, écrit Leon Plantinga dans Beethoven’s Concertos, il semble dorénavant considérer ses compositions, y compris ses concertos, non plus comme un matériau destiné aux concerts, mais comme des « œuvres », des monuments élevés à son talent artistique avec plus de fixité et de durabilité. » La crise des années 1802/03, liée entre autres à la surdité dont Beethoven ressent les attaques avec de plus en plus de sévérité, aboutit, en un geste de défi humain et artistique à la fois, à l’affirmation d’un combat avec la destinée (« prendre le destin à la gueule ») dans lequel la création joue un rôle central et qui fait du compositeur une figure messianique, voire christique : « Son œuvre résulte d’un processus de création qui témoigne d’une nouvelle fonction de l’art [, conception qui] va conduire en fait à un nouveau type de sacralisation amenant à réévaluer la fonction de l’artiste et à lui donner la première place dans l’imaginaire social », explique Bernard Fournier (Le Génie de Beethoven). L’œuvre d’art devient alors, en tant qu’émanation du génie de l’artiste, une expression aboutie envers laquelle il est nécessaire de marquer une déférence respectueuse.

La prise en main du genre : les Concertos N° 1 et 2
Comme les symphonies (avec la Première et la Deuxième Symphonie, composées entre 1799 et 1802) ou les quatuors à cordes (avec le recueil des six Quatuors op. 18, écrits en 1799 et publiés en 1801), les deux premiers concertos pour piano, parus tous deux en 1801, représentent la confrontation d’un jeune compositeur à un genre qu’il hérite de ses prédécesseurs et qu’il décide alors de faire sien. Premières pièces concertantes à passer le cap de la publication, les Concertos op. 15 et op. 19 ne sont pour autant ni des œuvres récentes (ils existent en tant que tels depuis 1795, et leurs esquisses remontent à plus loin encore : 1790 au plus tard pour le Concerto op. 19, 1793 pour l’op. 15), ni les premiers essais dans le genre de Beethoven – dès 1784, il ébauche notamment un concerto en mi bémol majeur, tonalité à laquelle il reviendra presque un quart de siècle plus tard dans le Concerto N° 5.

Premier des cinq concertos (seule sa publication un peu plus tardive lui vaut un numéro d’opus supérieur à celui en do majeur), le Concerto « N° 2 » en si bémol majeur n’était plus, à l’époque de sa publication, porté en très haute estime par Beethoven : « Je ne le donne pas pour un de mes meilleurs », écrit-il à Hoffmeister à deux reprises en décembre 1800 et janvier 1801. En cause, vraisemblablement, outre les avancées rapides du compositeur au tournant du siècle, une certaine lassitude à l’égard de la partition : c’est le concerto qui a connu le plus de versions différentes, ayant été retravaillé de manière plus ou moins poussée par Beethoven durant presque dix ans. Bien que très fortement marqué par l’idiome classique – dans ses mélodies, ses carrures, son écriture symphonique (assez simple et réunissant relativement peu d’instruments), sa gestion des interactions entre le soliste et l’orchestre –, tout comme son quasi-jumeau en do majeur, ce Concerto en si bémol n’en présente pas moins des caractéristiques déjà très beethovéniennes, y compris dans ce qu’elles ont de plus iconoclaste. Ainsi, la remise en question des attentes de l’auditeur touche par exemple les rapports de tonalités (un brusque virage en ré bémol majeur en témoigne dans l’exposition orchestrale du premier mouvement) ou le jeu sur le rythme du premier thème de piano du joyeux rondo final (qui paraît « décalé », avec une main droite en retard par rapport à la gauche). Il recèle en outre de très beaux passages lyriques dans les seconds thèmes des mouvements rapides, ainsi que dans l’Adagio central, moment d’introspection sereine.

Témoignant de ce que l’on pourrait nommer la « première maturité » de Beethoven, aux côtés des Trios pour piano op. 1 ou des Sonates pour piano op. 2, le Concerto N° 1 marque plus d’aisance à l’égard des canons classiques et présente une séduisante diversité de caractères, qui penche cependant assez volontiers vers une certaine brillance, renforcée par la tonalité lumineuse de do majeur et le recours aux trompettes et timbales, absentes de l’œuvre précédente. C’est ainsi le caractère exploré en priorité par le premier mouvement, qui flirte parfois avec la musique militaire dans ses sonorités et profils mélodico-rythmiques, et fait preuve d’une assertivité épanouie comme d’un pianisme confiant, voire fougueux. Dans la lointaine tonalité (encore !) de la bémol majeur, le Largo suivant fait la part belle au piano dans l’énonciation comme dans l’ornementation des thèmes, mais met également en avant le timbre velouté – et mozartien – de la clarinette. Il débouche sur un sautillant Allegro, fondé sur un thème de contredanse exposé par le piano, qui se souvient dans sa bonne humeur et son alacrité de l’esprit haydnien et qui s’achève sur un éclat de bonne humeur dans un jeu de fausses tonalités et de flou harmonique que l’orchestre rattrape au dernier moment.

Le basculement : le Concerto N° 3 en ut mineur
« L’un des concertos les plus extraordinaires qui aient jamais été écrits », « il fait incontestablement partie des plus belles compositions de Beethoven » : telles sont les appréciations que l’on peut lire, aux côtés d’analyses plus ou moins détaillées de l’œuvre, sous la plume des critiques de l’Allgemeine musikalische Zeitung, le journal musical en langue allemande le plus important de l’époque (et de tout le 19e siècle) ; elles font suite à un concert dirigé par Beethoven avec son élève et ami Ferdinand Ries au piano en juillet 1804. Le Concerto en ut mineur avait été créé l’année précédente, en avril 1803, au Theater an der Wien, mais la longueur du programme n’avait vraisemblablement pas permis de répéter correctement l’œuvre. Il partageait en effet l’affiche avec les deux premières symphonies et l’oratorio Le Christ au mont des Oliviers – que des premières auditions, en dehors de la Symphonie N° 1. L’ambition d’un tel programme semble avoir soumis le compositeur comme les interprètes à une pression quelque peu épuisante, et la partie de piano du concerto n’était pas achevée le jour de la première : « Beethoven m’invita à lui tourner les pages, mais ciel ! c’était plus facile à dire qu’à faire. Je ne voyais guère que des pages blanches, tout au plus par-ci par-là quelques hiéroglyphes totalement incompréhensibles pour moi ; il jouait la partie principale presque entièrement de mémoire », confia plus tard Ignaz von Seyfried, directeur du théâtre, à propos du concert. Il allait donc falloir attendre un peu pour que le monde musical prenne vraiment conscience de la valeur et de la nouveauté de l’œuvre.

Composé peu après la crise existentielle dont le Testament de Heiligenstadt se fait l’écho en 1802 et à peu près contemporain de l’affirmation par Beethoven de son désir d’explorer « de nouvelles voies », le Concerto en ut mineur représente un témoignage flamboyant de cette période de basculement stylistique qui s’étale sur quelques années suivant les genres (elle est ainsi plus précoce dans les sonates pour piano que dans les quatuors). La gestion des équilibres entre l’écriture pianistique (d’une grande richesse et d’une tessiture élargie, au plus près des évolutions de la facture instrumentale de l’époque) et les effectifs orchestraux (similaires à ceux du Concerto N° 1) montre dorénavant une maîtrise consommée. Elle déplace ainsi très nettement, sans négliger le lyrisme, les enjeux instrumentaux vers la puissance.

Le seul des cinq concertos à faire appel à ce mode, le Concerto en ut mineur s’inscrit dans une lignée d’œuvres dans la même tonalité qui expriment un ton « héroïque » typiquement beethovénien, de la Sonate « Pathétique » de 1799 à la Symphonie N° 5 (18051807) et à l’ouverture Coriolan op. 62 (1807). Paradoxalement, il accompagne son affirmation d’indépendance d’une référence incontestable à Mozart (on sait quelle admiration le maître de Bonn vouait à son aîné) et en particulier au Concerto N° 24 KV 491 de celui-ci, également en ut mineur.

Saisissantes, les premières minutes de l’œuvre préfigurent la puissance et l’originalité de ce qui va suivre, que ce soit par leur liberté modulatoire, dès la pré-exposition orchestrale (liberté qui sera prolongée dans le choix de la tonalité de mi majeur pour le Largo central, à sept altérations de distance de la tonalité principale !), par le travail poussé sur des cellules motiviques réduites dans lequel Beethoven excelle, ou encore par la flamboyance de l’écriture soliste. Tout de gravité retenue, le deuxième mouvement, « l’une des pièces instrumentales les plus expressives et sensibles jamais écrites » selon l’Allgemeine musikalische Zeitung, représente un moment d’émotion profonde avant le retour à l’exubérance du Rondo final.

Deux féconds chefs-d’œuvre : les Concertos N° 4 et 5
Le Concerto N° 4 fut comme le précédent donné en première audition publique lors d’un concert-fleuve consacré par Beethoven à ses propres œuvres : la soirée du 22 décembre 1808 ne vit en effet rien de moins que la création des Cinquième et Sixième Symphonies, de la Fantaisie pour piano, chœur et orchestre et du Concerto en sol majeur ! Ce fut le concert le plus remarquable de toute la carrière de Beethoven, et si la Fantaisie n’alla pas sans heurts, le Concerto en convainquit certains. Le compositeur berlinois Johann Friedrich Reichardt, rendant compte de l’Akademie, parla ainsi d’un « nouveau concerto pour piano d’une difficulté monstrueuse, que Beethoven joua incroyablement bien ». L’Allgemeine musikalische Zeitung, en mai de l’année suivante, en loua la complexité et la singularité. Pourtant, l’œuvre tomba par la suite dans un certain oubli, jusqu’à ce que le jeune Mendelssohn, incroyable « redécouvreur » de chefs-d’œuvre négligés, ne le fasse revivre en 1836 à Leipzig : « Je restai assis sans bouger un seul muscle ni même respirer », confia Schumann de ce moment hors du temps – celle qui deviendrait sa femme quelques années plus tard, la grande pianiste Clara Wieck, l’interpréta par la suite sur de nombreuses scènes européennes.

Il est possible que l’atmosphère du concerto, moins extérieurement virtuose que les Troisième et Cinquième qui le flanquent et qui furent privilégiés par le public au début du 19e siècle, porte une part de responsabilité dans cette négligence temporaire. Sans qu’on puisse jamais le considérer dans d’autres de ses œuvres comme un amateur de virtuosité gratuite (« Je ne suis pas friand des allegri di bravura qui ne font rien d’autre que de promouvoir le mécanisme », écrira-t-il en 1823 à Ferdinand Ries), Beethoven marque effectivement dans ce Quatrième un relatif recul à l’égard d’une certaine pyrotechnie pianistique, recul qui consiste, non pas à une élimination pure et simple des passages virtuoses, mais en un nouveau déplacement des enjeux de la confrontation entre le soliste et l’orchestre. En témoignent plusieurs gestes sans (vraiment de) précédent(s), comme l’entrée interrogative du soliste à la première mesure du concerto, en accords notés dolce, auxquels l’orchestre répondra pianissimo à la mesure 6 dans ce qui semble une tout autre tonalité : « En quelques calmes mesures, Beethoven détruit toutes les idées que se fait son public à propos de la forme du concerto », écrit Conrad Wilson.

Le premier mouvement y apparaît comme un « exercice radical de redéfinition de la relation solo-tutti », où le piano « montr[e] des éclats occasionnels d’une réelle virtuosité, mais demeur[e] tout du long dévoué à la cause d’une réflexion tranquille et nuancée, freinant la propension orchestrale au mouvement énergique, à l’action directe », comme l’explique Leon Plantinga. Pour révolutionnaire qu’elle apparaisse déjà dans cet Allegro moderato initial, cette conception trouve dans le mouvement central un prolongement peut-être plus incroyable encore : une scène dramatique (les commentateurs
en ont allègrement cherché le programme caché !) où orchestre – réduit à ses seules cordes – et piano s’expriment tour à tour depuis des horizons véritablement étrangers, le premier dans un idiome fait de rythmes pointés et de sombres unissons à l’atmosphère de violente déploration, le second avec une incertaine douceur aux allures d’improvisation. L’opposition entre les deux se résorbe petit à petit jusqu’à déboucher sur le Vivace final, qui continue d’infuser la brillance instrumentale de passages plus suspendus, et qui s’achève par une grande coda où le pianiste a l’occasion d’une dernière cadence.

Quelques années plus tard, le Concerto « L’Empereur » prolonge le geste iconoclaste par lequel s’ouvrait le Concerto N° 4, mais dans un ethos assez différent : cette fois, c’est un piano conquérant qui répond à trois reprises aux grands accords de l’orchestre par de vigoureuses effloraisons cadentielles, affirmant – à défaut d’un thème, comme dans le Concerto op. 58 ou le Concerto KV 271 de Mozart – une personnalité brillante, voire exubérante, mais pas sans noblesse. Le ton est donné : la suite de l’Allegro maintient une virtuosité flamboyante où le piano se mesure à l’orchestre avec un hédonisme assumé (on peut parler en allemand de Spielfreudigkeit, joie du jeu) et une maestria de premier ordre – Beethoven fait en particulier merveille dans l’intrication pianistique entre matériaux thématiques et figurations virtuoses. Le piano joue ici un rôle d’élément perturbateur qui ouvre la porte à une écriture foisonnante, instillant des éléments de développement dans le mouvement entier et exprimant une tendance modulatoire marquée. Le tout dans une atmosphère héroïque plus souriante que tendue et dans la tonalité idoine de mi bémol majeur, particulièrement appréciée de Beethoven et utilisée notamment dans la Symphonie « Eroica ».

C’est vraisemblablement ici qu’il faut chercher l’origine du surnom du concerto, qui n’est pas dû au compositeur, comme la très grande majorité des titres ou sous-titres associés à ses œuvres. Celui-ci, qui n’a pas cours dans les pays germaniques, serait dû à Johann Baptist Cramer, compositeur et ami de Beethoven, qui fut l’éditeur de l’œuvre en Angleterre, et qui considérait l’œuvre comme « un empereur parmi les concertos ». Pas de référence à Napoléon, qui fut un temps admiré de Beethoven avant d’en être détesté (l’histoire de la dédicace de l’« Héroïque » en témoigne), donc : la composition du concerto prit place durant le siège de Vienne par la Grande Armée… autant dire que Beethoven ne risquait pas de rendre hommage au tyran ! En revanche, la rumeur des batailles qui agressait les oreilles du compositeur à cette époque pourrait lui avoir inspiré quelque réflexion plus métaphysique sur les luttes humaines, illustrant des préoccupations qui se feront particulièrement visibles dans la musique de sa dernière période créatrice (sonates pour piano, quatuors et Neuvième Symphonie), mais qui sont déjà présentes dans des œuvres de la première décennie du 19e siècle, tel Fidelio.

À cette inspiration héroïque épanouie dans les mouvements extrêmes, l’Adagio un poco moto central (encore dans une tonalité lointaine : si mineur, utilisée comme enharmonique de do bémol majeur) apporte un contrepoint moins déroutant que le mouvement lent sui generis du concerto précédent, mais d’une grande puissance d’écriture pour autant. « Quand Beethoven écrivit cet Adagio, les chants religieux des pèlerins étaient présents à son esprit, et l’interprétation de ce mouvement doit donc exprimer parfaitement le calme sacré et la dévotion qu’une telle image fait naître », explique à son propos Carl Czerny, qui fut l’élève du compositeur et le créateur de l’œuvre à Vienne. Le moelleux des timbres de l’orchestre y ouvre à une phrase de piano d’une intense émotion, et qui semble suspendue – l’observation des cahiers d’esquisses de Beethoven nous apprend, à notre grand étonnement, que ce qui semble couler ici avec une simplicité envoûtante lui coûta en fait de véritables efforts. Une transition particulièrement habile relie, comme dans le concerto précédent, l’Adagio à l’éclatant Rondo final.

Postérité
Au début de l’année 1815, Beethoven commence de travailler à un sixième concerto pour piano, dont il subsiste des esquisses et même une partition partielle du premier mouvement, avant d’abandonner. Il laisse donc finalement au Concerto N° 5 le soin de représenter le « couronnement indépassable », pour reprendre l’expression de Christian Wasselin citée en introduction, de cet ensemble de cinq œuvres dont se souviendront tous les compositeurs du 19e siècle. Porté en très haute estime par d’innombrables musiciens, ce Concerto « L’Empereur », en particulier, « sans aucun doute l’un des plus originaux, des plus imaginatifs, des plus énergiques, mais aussi des plus difficiles de tous les concertos existant », selon Friedrich Rochlitz (dans l’Allgemeine musikalische Zeitung en 1811), fécondera intensément l’imagination d’un Schumann, d’un Brahms ou d’un Liszt. C’était d’ailleurs l’une des œuvres favorites de ce dernier ; il en donna ainsi un arrangement à deux pianos et surtout l’interpréta fréquemment, que ce soit depuis le piano ou depuis l’estrade du chef. Sa fille, Cosima, se souvient ainsi de la répétition d’un concert en 1875 : « Mon père nous a absolument émerveillés par la façon dont il a joué le concerto de Beethoven – une impression extraordinaire ! De la magie sans comparaison – ce n’est pas de l’interprétation, c’est de la sonorité pure. R[ichard Wagner] dit que cela anéantit tout le reste. »

 

Musicologue, Angèle Leroy exerce le métier de rédactrice pour diverses institutions françaises et étrangères (salles de concert, maisons d’opéra, orchestres et festivals) avec lesquelles elle collabore régulièrement.

 

Concerts

  • 17.09.2020 20:00

    Krystian Zimerman / Gustavo Gimeno / OPL – Beethoven 1 & 2

    Has already taken place

    Une icône musicale digne des annales: le pianiste Krystian Zimerman a atteint très tôt un statut de virtuose légendaire et établi des normes d’une ampleur stylistique unique aux côtés de grands noms tels que Leonard Bernstein et Herbert von Karajan. À l’occasion du 250e anniversaire de Ludwig van Beethoven, le musicien pose cette année un nouveau jalon en proposant sa vision de l’intégrale des concertos pour piano du compositeur lors de trois soirées en compagnie de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg et de Gustavo Gimeno, qui évoquera le concert lors d’un Artist talk en anglais à 19:15 en Salle de Musique de Chambre. Avec le début du cycle le 17.09. dans le Grand Auditorium, la saison 2020/21 de l’OPL et de la Philharmonie ne pourrait guère être plus prometteuse.

    NOTE: We would like to inform you that the programme of this concert slightly differs from the one announced in our season brochure 2020/21. It was adjusted in order to meet the current sanitary regulations and protect our audience’s and artists’ health.

    Ce concert sera enregistré par radio 100.7 et retransmis ultérieurement.

  • 02.10.2020 20:00

    Krystian Zimerman / Gustavo Gimeno / OPL – Beethoven 3

    Has already taken place

    NOTE: We would like to inform you that the programme of this concert slightly differs from the one announced in our season brochure 2020/21. It was adjusted in order to meet the current sanitary regulations and protect our audience’s and artists’ health.

    Kulturpass bienvenue!

  • 23.10.2020 20:00

    Krystian Zimerman / Gustavo Gimeno / OPL – Beethoven 4 & 5

    Has already taken place

    NOTE: We would like to inform you that the programme of this concert slightly differs from the one announced in our season brochure 2020/21. It was adjusted in order to meet the current sanitary regulations and protect our audience’s and artists’ health.

    Kulturpass bienvenue!

    Concert en hommage à Leurs Altesses Royales le Grand-Duc Jean et la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte