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17 December 2018

Éloge du rythme

by Dominique Escande

« Cinq ans avant votre révolution, Le Sacre a créé une révolution musicale… » (Leonard Bernstein au public russe, Moscou, 29 août 1954)

En septembre 1939, après un voyage à bord du paquebot Manhattan vers les États-Unis qui deviendra sa troisième patrie, Igor Stravinsky (1882–1971) s’installa à Cambridge pour y donner une série de conférences (publiées en français sous le titre de Poétique musicale) à l’Université d’Harvard. Quelques mois plus tôt, Leonard Bernstein (1918–1990) sortait diplômé cum laude du département musique de cette même prestigieuse université.

En août 1959, Leonard Bernstein, en tournée avec le New York Philharmonic dont il était devenu directeur musical, affirmait au public de Moscou, juste avant de diriger Le Sacre du printemps : « Cinq ans avant votre révolution, Le Sacre a créé une révolution musicale… ». Ce « choc » du Sacre qui révolutionna la pensée du rythme dans la musique occidentale, suscita également une révolution de timbres, notamment par l’emploi inédit du pupitre de percussions au sein de l’orchestre. Au-delà du scandale de mai 1913 à Paris, la partition de ballet de Stravinsky allait ouvrir au monde musical une infinité de possibilités compositionnelles. [...]

Le « spectacle d’un grand rite païen »

Le ballet du Sacre du printemps de Stravinsky a été créé le 29 mai 1913 par la compagnie des Ballets russes au Théâtre des Champs Élysées, à Paris. Mais l’idée du Sacre germa dès 1910 : « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » (Stravinsky, Chroniques). Avec le peintre Nicolas Roerich, le compositeur élabore un argument en deux grands tableaux : L’Adoration de la terre et Le Sacrifice, débutant chacun par une introduction suivie de plusieurs danses menant à la Danse de la terre et à la Danse sacrale. Stravinsky tenait à représenter « le côté spectacle de l’oeuvre comme une suite de mouvements rythmiques d’une extrême simplicité, exécutés par de grands blocs humains, d’un effet immédiat sur le spectateur ».

De fait, la réaction de la presse (« massacre du printemps ») et du public fut si virulente que Diaghilev, « dans l’intention de faire cesser le tapage, donnait aux électriciens l’ordre tantôt d’allumer, tantôt d’éteindre la lumière dans la salle ». (Stravinsky, Chroniques de ma vie). La musique d’une extrême tension dynamique, contrastait vigoureusement avec les scintillements du précédent ballet de Stravinsky, L’Oiseau de feu. Selon Edmond Appia, ce qui choqua fut la « flagellation d’accords » ressentie dans la Danse sacrale (destinée à une seule danseuse) et les « ruptures, anticipations, chevauchements et collisions qui nous assaillent, nous font perdre le souffle et l’équilibre ».

De l’épisode du grand cycle biologique – la résurrection des forces assoupies dans le sein de la Terre –, le compositeur retiendra le caractère dynamique pour en animer tous les éléments de l’architecture sonore, par une succession d’élans et de repos. Tandis que la rythmique novatrice fait exploser les formes de la pensée classique, le fond mélodique, d’origine slave, « nourrit » la polytonalité du ballet.

Pendant toute la représentation (sous la direction de Pierre Monteux), le chorégraphe Vaslav Nijinsky debout sur une chaise, en coulisse, battait à haute voix la mesure pour donner des repères aux danseurs. La chorégraphie, constituée de pas compliqués, ralentissait considérablement le tempo de la musique.

Il fallut attendre la première exécution du Sacre au concert, en avril 1914, pour que la partition connaisse enfin une réhabilitation éclatante. « La salle était archibondée. Le public, qui n’était plus distrait par le spectacle scénique, écouta mon oeuvre avec une attention concentrée. » (Stravinsky, Chroniques de ma vie). Lorsqu’en 1934, Leonard Bernstein entendit Le Sacre à la radio par l’Orchestre symphonique de Boston, sous la direction de Serge Koussevitzky, il pensa « que la musique avait un avenir ». En 1951, Pierre Boulez livra un article analytique fondateur sur l’impact du Sacre sur la musique contemporaine : « Stravinsky demeure » …

Un « concentré » de comédie musicale

Avant que le film West Side Story, sorti en 1961, ne connaisse le succès planétaire escompté (dix Oscars à la 34e cérémonie des Oscars), la comédie musicale fut très applaudie à sa création, le 26 septembre 1957 au Winter Garden de Broadway (la chorégraphie était signée Jerome Robbins, les décors Olivier Smith et les costumes Irene Sharaff). Les 732 représentations qui suivirent furent ponctuées d’une tournée. Sur un livret d’Arthur Laurents inspiré de Roméo et Juliette de Shakespeare, l’intrigue, située dans le quartier d’Upper West Side à Manhattan, au milieu des années 1950, cible la rivalité entre bandes de jeunes se disputant le territoire.

Bernstein tira de cette comédie musicale une suite orchestrale intitulée Symphonic Dances from West Side Story dont une des pièces, Mambo, est parfois jouée isolément. L’orchestration fut confiée à Sid Ramin et Irwin Kostal. « Toutes les couleurs orchestrales étaient à notre disposition, les cordes pouvaient être divisées à l’infini, les percussions pouvaient être réparties entre de nombreux musiciens, et le nombre des instruments à vent et des cuivres était augmenté ; et notre seul souci fut de savoir si les musiciens de musique symphonique et d’orientation classique seraient en mesure de jouer les éléments plus « jazz » de la partition. »

La suite s’articule en neuf sections débutant par un Prologue illustrant la dispute des deux bandes rivales, les Jets (Irlandais, Polonais) et les Sharks (migrants portoricains) au milieu des railleries des policiers. Les instrumentistes (cordes, clarinette basse, cors en fa, piano, harpe, etc.), sollicités pour claquer des doigts (« Finger snaps ») imitent les acteurs. Les thèmes joyeux, confiés aux flûtes, hautbois et violons, débouchent sur un éblouissant tutti furioso qui clôt la première section.

Toute en contraste, la deuxième section « Somewhere » (Adagio) déploie un orchestre plus lyrique et moins percussif. L’orchestre translucide suggère les deux personnages, Maria et Tony. Le Scherzo d’une grande légèreté (et de nombreux changements de mesures) débouche sur un extraordinaire Mambo ouvrant le bal par une danse de défi (cubaine) accompagnée de percussions et de voix martelant « Mambos ». Le mambo, danse devenue très populaire aux États-Unis en 1954, fut peu à peu remplacée par le cha-cha-cha qui suit dans la suite de Bernstein. La Meeting Scene (scène de rencontre) déploie un dialogue très expressif des cordes accompagnées du vibraphone et du célesta. Après quelques mesures de répit, les instruments – comme les acteurs du film se préparant à la bagarre –, jouent au chat et à la souris, provisoirement déterminés à ne pas causer d’autres meurtres (Cool) avant de s’allier dans une superbe fugue aux allures de jazz band digne de celle de La Création du monde. Après un Rumble orchestral époustouflant de violence, un Finale très lyrique rappelle les thèmes nostalgiques et la mort de Tony, accompagnée de tragiques battements de coeur aux timbales. Après un dernier rappel du thème de Maria, l’orchestre reprend les accords tenus pianissimos de l’introduction. [...]

Dominique Escande a soutenu sa thèse de doctorat en Musique et musicologie du 20e siècle sur « L’idéal classique dans les Arts de l’entre-deux-Guerres en France : 1909–1937 » à l’Université de Paris Sorbonne. Enseignante agrégée en éducation musicale, elle enseigne l’Esthétique, l’Histoire de la musique et l’Histoire des Arts et civilisation aux départements Musicologie et Arts du spectacle de l’Université de Paris-Saclay.

Photo: The New York Public Library 1956

Concerts

  • 06.01.2019 19:00

    Kirill Petrenko / National Youth Orchestra of Germany

    Has already taken place

    Quelle énergie la confrontation entre des groupes ou entre une personne et un groupe peut-elle générer! C’est ce que reflète très concrètement le concert du National Youth Orchestra of Germany sous la baguette de Kirill Petrenko le 06.01. et ce de façon particulièrement contrastée, avec les Symphonic Dances issues de West Side Story de Bernstein et le non moins légendaire ballet d’Igor Stravinsky Le Sacre du printemps. L’élément rythmique, si caractéristique de ces deux oeuvres, l’est tout autant dans le Concerto pour timbales de William Kraft. Wieland Welzel, soliste de la pièce et aujourd’hui membre des Berliner Philharmoniker, a lui-même joué pendant cinq ans au sein du National Youth Orchestra of Germany.

    Kulturpass bienvenue!